Giovanni Catelli
Giovanni Catelli est né en 1965 à Crémone, a donné des
cours de littérature italienne dans des universités d'Europe de l'est.
La
mort de Camus (2013)
Chapitre: L'honneur et le destin
Albert Camus possédait l'instinct des événements,
et il distinguait tout de suite les choses pour lesquelles il était
juste de combattre. Peut-être qu'en cette fin de l'année 1956, devant la
gravité des événements, Camus avait suivi cet instinct, son sens de la
justice, sans penser aux conséquences possibles : en un certain sens,
l'homme de | principes est immortel; ce en quoi il croit le supplante et
lui survit. Camus était déjà au-delà de son temps et de sa vie, comme à
l'époque de la Résistance, quand survivre uniquement lui apparaissait
secondaire, et, dans certaines conditions, intolérable. Il n'avait donc
rien à perdre et chaque geste, chaque parole donnaient un sens
supplémentaire à ses jours. C'était tout ce qui lui importait.
[Lu le vendredi 14 janvier 2021, Balland, 2019,, p.
55-56]
Chapitre: Le temps
Le système demande des sujets, qui ne se posent pas
trop de questions. On peut leur concéder de voter, de posséder une
apparence de liberté ; les lois fondamentales qui régissent les armées,
la finance, les sphères d'influence sont immuables, et impénétrables au
plus grand nombre. Le vrai pouvoir, les réelles décisions sont situés
dans une sphère intouchable par les masses et par les individus.
Cet homme osait désagréger les logiques du pouvoir et de la domination,
cet homme était dangereux partout, dans n'importe quelle direction il
tournait son regard prenant, attentif, aigu.
Sa parole se dressait comme un fouet, et savait réveiller les
consciences engourdies par l'illusion quotidienne, | par le vol continu
de la liberté, des droits, des informations. Il cherchait la vérité des
choses, la vérité humaine des justes, qui savent distinguer l'abus de
pouvoir, la tromperie, la démagogie, l'oppression.
Cette parole précieuse serait certainement restée, indestructible, dans
les livres : mais le futur avancera dans le vide, sans elle, et
l'arbitraire quotidien du pouvoir n'aura plus trouvé d'obstacles, et
tout l'avenir sera livré au silence, à l'accumulation secrète de
profits, d'invasions, de crimes, sans une véritable voix qui s'oppose,
dévoile les secrets, défende les hommes.
[Lu le jeudi 14 janvier 2021, Balland, 2019, p.
124-125]
Chapitre: La page
Tout a déjà eu lieu. Et cela s'est' passé ainsi.
Une certitude s'élève de ces paroles,, une
certitude lente et fatale, tragique, et pourtant résignée désormais,
une' conscience intérieure, d'un retard infini, et d'une vérité
perceptible, bien que cachée, et comme ensevelie par le temps.
Un bonne juste a su, par hasard, cette vérité. Il ne pouvait pas faire
grand-chose. Mais il ne pouvait pas se taire. Et comme sa parole ne
pouvait que se perdre dans le silence, il l'a confiée à l'écriture et au
temps.
Ce temps qui l'étouffait pourrait un jour le délivrer et ces lignes, ces
pages verraient la lumière, la vie les rejoindraient, et les yeux des
hommes les liraient. Il fallait confier au temps et à l'avenir cette
vérité, jusqu'à ce que quelqu'un ramène air et lumière à ces paroles,
quelqu'un qui en connaissait la valeur, qui se fiait à leur bien-fondé.
Même les chars, alors, seraient impuissants face au poids plume des
paroles, |
face à leur danse qui ne pouvait être ni arrêtée, ni détruite.
Jan Zabrana appelait, à partir de sa chambre plus reculée qu'une prison,
enfermé dans une époque malheureuse, dans une vie brisée, pour que
demain quelqu'un soit capable de comprendre ses paroles, la dignité de
sa douleur et de sa défaite.
D'une certaine manière il nous appelle encore, d'une voix ferme, et nous
fait don de son regard, de sa confiance, du seul espoir qui lui reste.
Nous ne pouvons pas le trahir, nous ne devons pas le trahir, il vit
encore dans notre regard, et dans notre compréhension de tout ce qu'il
nous a donné.
Il n'écrivait rien à la légère, il voulait sauver ce qui le valait, et
nous indiquer tout ce que le pouvoir célébrait ou détruisait par pur
caprice, avec une obstination obtuse.
Albert Camus était un juste, Zabrana le considérait comme un frère,
quelqu'un du même sang; il ne pouvait se taire, alors que cette vérité | était connue. Il devait la donner, entière et nue
dans sa froide précision, dans cet enchaînement géométrique et fatal
d'événements.
Zabrana est las, désillusionné : il sait que peut-être tout est déjà
superflu, il sait que les torts ne seront pas guéris, et que les
bourreaux triomphent toujours; mais il ne peut se taire, il devait nous
rapporter, à nous qui l'attendons dans le futur, ce qu'il a connu, ce
que le monde ignore, et peut-être ignorera encore, à jamais.
Il est lucide, précis, il ne dépasse rien avec ses paroles : il raconte,
et les faits prennent vie sous nos yeux, l'obscurité du passé
s'éclaircit et nous voyons comment le mécanisme de la mort a tourné à la
perfection, comment l'effet fatal a été précédé par une cause, comment
le sort a seulement assisté les sombres manoeuvres des hommes.
Ce n'était pas le destin, la symétrie de l'absurde, le fait des héros :
c'était une machination sordide, un engrenage aveugle de vengeance, qui
avait |
coupé la parole à un juste, un homme incapable de se vendre ou de
servir, un homme capable de montrer au monde les bassesses quotidiennes
du pouvoir, de n'importe quel pouvoir.
Après l'outrage de la mort, la dérision suprême de la tromperie et du
silence.
Non, il ne pouvait pas se taire, laisser les bourreaux dans l'ombre
confortable de l'oubli, exemptés de punition et d'infamie, récompensés
pour un geste immonde, protégés par l'obscurité et la veulerie de tous.
C'était trop.
[Lu le jeudi 14 janvier 2021, p.
128-131, Balland, 2019]
Chapitre: Un entretien
Les masses vivent en ignorant ce qui se trame
au-dessus d'elles.
Et il est parfois juste qu'elles restent dans
l'ignorance... |
Les logiques de ceux qui dominent ne sont pas
expliquées aux dominés.
Certes, désormais beaucoup de temps est passé.
Plusieurs médicaments, ou même des poisons, avec le
temps n'agissent plus.
Votre histoire aussi, peut-être, est comme un
médicament périmé.
Mais les-médicaments périmés, parfois, peuvent
aussi vous faire du mal.
Donc, ne le criez pas sur les toits à présent.
[Lu le jeudi 14 janvier 2021, p.
138-139, Balland, 2019]
Chapitre: Marie Zabranova
La vie de Zabrana avait été très tranquille: la
plupart du temps, il écrivait ou il traduisait.
Il restait beaucoup de temps chez lui, entre ses
livres et ses papiers, dans un espace infranchissable, où personne, même
pas Marie, ne pouvait accéder. Dans cet étrange désordre contrôlé, il
savait toujours où trouver une feuille, un livre, un petit mot. Ses
papiers étaient précieux et intouchables, tout comme les cahiers de son
journal, qui | l'accompagnaient en silence, au cours des années. C'est
seulement à la fin de sa vie, quand ses jours étaient comptés, qu'ils
apparaissaient aux yeux de Marie pour ce qu'ils étaient : la bataille
silencieuse et incessante de Jan contre son temps, contre la main obtuse
du régime, qui étouffait son talent et ses idées, le contraignait à un
anonymat forcé, alors qu'il célébrait quelques serviteurs incapables,
des écrivaillons de ministère, de pâles réalistes sans lumière, des
tâcherons fidèles à la ligne culturelle.
Il avait perdu la partie, mais il la relançait dans
l'avenir, après lui, dans l'air différent qui certainement devait
arriver, comme dans le bref épisode de 68, mais cette fois pour
toujours.
Les maîtres étaient encore là, mais le temps creusait sous leurs bottes,
sous les chenilles de leurs chars. Ce temps désagrège et ensevelit les
civilisations, mais aussi les oppressions et les tyrannies. Il avait
agi, certes, il avait désagrégé ce rideau de fer tendu sur les | vies,
mais sans lui, sans qu'il puisse voir ce jour, qu'il avait attendu
pendant des décennies.
Il avait perdu la partie, mais il restait Marie, et la fidélité à ce
qu'il avait écrit. Il n'avait pas suivi la légion des esclaves, il avait
payé, mais sa dignité et son honneur étaient intacts, et sa mémoire
infatigable avait sauvé, catalogué, mis en ordre, trente années presque
de sa lutte quotidienne et de l'histoire réelle de son pays. Les maîtres
passeraient, mais non son journal. C'était un espoir fou, mais il avait
la raison de son côté, la raison des vaincus, la raison des déçus, la
raison de ceux qui ne recherchent pas le pouvoir, la raison de ceux qui
veulent voir quand tous veulent oublier.
Cet homme était Jan Zabrana. Il ne s'était pas
asservi.
La lutte sans espoir mine, use, détruit.
La maladie fut rapide, elle n'accorda pas
d'occasion, de retard, de dilatation. |
Il montra les cahiers de son journal à Marie, il
lui dit leur importance et leur dangerosité. Il était très prudent,
souvent il avait effacé des noms et des circonstances, il avait omis des
dates et des lieux, mais les événements demeuraient reconnaissables,
certains noms ne pouvaient être effacés ; beaucoup de personnes auraient
été en danger si ces cahiers étaient tombés en de mauvaises mains. Mais
avec Marie, il était sûr. Elle était de sa race, elle ne plierait pas,
elle ne ferait pas d'erreurs. Leur époque avait aussi produit des gens
inoxydables, capables de résister à des temps terribles.
Marie sauva tous ses papiers, résista en silence
jusqu'à ce que les années, brèves désormais, désagrègent et repoussent
les maîtres et leurs esclaves : de nouveau, peu à peu, renaissait
l'espace pour une parole libre, sans peurs ni censures; le temps de Jan
Zabrana était revenu.
Quand ses journaux furent publiés, une armée
d'ombres alla les acheter : | ceux qui s'étaient longtemps tus pouvaient
maintenant entendre la voix des années perdues, la parole coupante qui
ne pouvait être criée, le ferme jugement qui ne craignait pas l'autorité
ni le mensonge.
Marie, après son long récit, me regarda, comme
effrayée pendant un instant par tout ce qu'elle avait évoqué, par
l'immense obscurité du passé. Cela ne dura cependant qu'un instant :
elle se redressa sur sa chaise, retrouva cette solidité, cette fermeté
indestructible qui lui avaient permis de résister et de vaincre des
forces monstrueuses.
[Lu le samedi 16 janvier 2021, p.
166-170, Balland, 2019]
Index
Sort 14, 91
Conspiration 14, 160
Jan Zabrana 15, 43, 45-47, 51, 57, 61-62, 78, 80, 97, 109 , 121, 127,
129-130, 133-134, 142, 157-159, 183, 192, 204-205, 208-214
Marie Zabranova 15, 179-181, 183, 197-203, 212, 214
Boris Pasternak 15, 181, 183-196
Albert Herbert Lottman 18, 83, 85, 89-90
Complot 20
Destin 49
Dmitri Chepilov 52, 57-58, 60-61, 72, 75, 78, 109
Liberté 124 (vote), 181
Démocratie 181
Isaiah Berlin 185
Jacqueline de Proyart 185, 190
CIA 191-192
Enrico
Belinguer, PCI, accident de la route en Bulgarie en 1973 218
Imre Nagy, Pal Maléter, Miklos Gimes 221
Michel Onfray 223-224, 227, 229 (Marin Progreso, Gaston Leval) 230
(Gramsci)
Jean-Paul Sartre 223-224, 249, 251-252
Anarchisme 327-228
Syndicalisme 225 (Première Internationale), 227
Fernand
Pelloutier 227-228
Etienne de
La Boétie 228
Marxisme 230
Simone Weil 231-233
Roger Quilliot 231
Lou Marin 232-233
Rirette Maîtrejean 233-234
Victor Serge 234
Don Quichotte, Cervantes 234-235
Pier Paolo
Pasolini 238-239
Absurde, Sisyphe 240
Jacques Vergès 245-249
Louis Aragon 250
Paul Muraille 254
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