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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

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Grégoire Bouillier

 

Grégoire Bouillier est né le 22 juin 1960 à Tizi-Ouzou en Algérie.

 

L'Invité Mystère (2004)

Oui, en dépit de mes sous-pulls à col roulé une femme s'intéressait depuis peu à moi et de manière inespérée mes sous-pulls ne lui répugnaient pas quand la plupart des femmes éprouvent une répugnance instinctive et à mon sens légitime envers les hommes qui portent des sous-pulls à col roulé, à moins qu'elles ne leur trouvent du charme mais de celles-là je me gardais et préfère encore me garder et, de toute manière, ce n'était pas son cas, elle ne semblait simplement pas s'apercevoir de ma névrose vestimentaire et je lui en étais profondément reconnaissant et, en même temps, m'exaspérait et m'horripilait le fait qu'elle n'en éprouve jamais aucun dégoût, même un peu, juste une heure, je me serais senti moins seul alors et une part de mon fardeau se serait évanouie et la certitude qu'elle m'aimait en connaissance de cause aurait soudain donné une éclatante valeur à ses sentiments. Mais non, elle semblait croire que porter des sous-pulls à col roulé ne recelait aucune signification profonde et je demeurais méconnu à ses côtés et furieux et paradoxal et de la manière la plus odieuse et la plus injuste je lui en voulais en mon for de s'accommoder de mes sous-pulls alors que c'était justement son insouciance à leur égard qui me l'avait rendue précieuse au début et tout est si retors en nous et les chances qui nous sont offertes ne sont-elles que des traquenards déguisés ?

[Lu dimanche 6 juillet 2008, dans l'édition Allia, p. 18-19]

 

en me voyant surgir du froid une femme se retourna et me sourit et je lui souris à mon tour sans omettre ses petits seins et à partir de cet instant tout se déroula comme si un autre agissait à ma place, oui, je sentis nettement qu'en entrant dans la pièce j'étais en même temps entré dans un personnage qui une seconde auparavant n'était pas là et maintenant prenait le relais et me composait un visage pour me protéger et me défendre des regards et m'empêcher d'apparaître ridicule et, d'un autre côté, pour m'interdire de faire un scandale et de commettre le moindre crime ou seulement un écart, oui, malgré moi une métamorphose avait eu lieu en ma faveur et ma défaveur et c'était comme si je n'avais de vie intérieure que par intermittence et il n'y avait rien à faire et je maudis mon sens des convenances et me jurai que je ne perdais rien pour attendre, oui, à la moindre provocation je lèverais l'interdit et ferais éclater la mascarade, les jeux n'étaient pas faits, comme on dit

[Lu samedi 27 septembre 2008, dans l'édition Allia, p. 39-40]

 

J'avais regagné mon poste d'observation sous l'escalier et je descendais méthodiquement des coupes de champagne en attendant que quelque chose survienne et me sauve et que le flamant rose cesse de se tenir toujours sur la même jambe lorsqu'une femme avec des boucles d'oreille compliquées qui lui tombaient presque sur les épaules s'approcha de moi et elle voulait trinquer et je n'avais pas grand-chose à lui dire ni envie de parler mais pour ne pas la laisser comme une flaque devant moi je lui demandai qui étaient tous ces gens qui s'amusaient follement autour de nous et elle se mit à me désigner des visages et à me citer des noms et la plupart étaient connus et certains même célèbres et il y avait des artistes et des écrivains et des intellectuels et des journalistes et même une gloire de la tauromachie et je lui dis que c'était curieux, mais toutes ces célébrités n'en avaient pas tellement l'air et me donnaient plutôt l'impression de morceaux de pain flottant depuis un moment à la surface d'un bol de lait et je sentis que j'avais commis un impair, comme on dit, imperceptiblement elle s'était raidie et sur un ton qui se voulait léger elle me dit que c'était moi qui devrais plutôt me mettre au lait tandis que ses boucles d'oreille tintaient de désapprobation et je dodelinais la tête en signe d'acquiescement et de contrition et, en même temps, il était trop tard, quelque chose en moi était lancé qui venait de loin et avait pris son élan et sortait de ma bouche et la tordait sans que je puisse m'en empêcher et d'une traite je lui sortis et l'obligeai à entendre que, selon moi, il y avait malgré tout un problème, oui, ces élites qui faisaient de si belles choses et en défendaient d'encore plus belles, c'était très bien, parfait, mais pouvait-elle me citer dans cette pièce une seule de ces célébrités qui puisse dire qu'elle en avait "par-dessus le marché" et soit encore en mesure de le dire et j'aimerais voir cela, j'étais curieux et elle se rappelait peut-être qu'on employait cette expression il n'y avait pas si longtemps et justement, ce n'était pas un hasard si elle n'avait plus cours aujourd'hui et avait même totalement disparu du vocabulaire, oui, plus personne ne disait et ne pouvait désormais dire qu'il en avait par-dessus le marché car en même temps que l'expression c'était la possibilité d'en avoir réellement par-dessus le marché et même de commencer à y songer qui s'était perdue et ce désir n'était même plus formulable et je ne savais plus où je voulais en venir mais en tous les cas il n'était pas dit que dans aucun autre monde que celui-ci ces gens puissent être célèbres ni même exister et que valaient alors leurs œuvres et leur renommée et ce n'était pas la peine de me regarder comme ça, non, car si elle voulait même le savoir je me sentais ici comme le peuple dont personne ne veut jamais entendre parler sauf pour lui dire qu'il a tort et ne comprend rien et ne vaut rien et doit se taire et n'est finalement qu'un invité surprise qu'on tolère à la table de la vie et qu'en pensait-elle ? Elle n'en pensait visiblement rien de bon et je m'en voulais déjà de ma tirade et de l'avoir agressée, elle n'y était pour rien et ne pouvait pas comprendre et j'avais honte et, en même temps, je me sentais soulagé, oui, j'étais honteux de je ne savais quoi et soulagé de je ne savais quoi et après de longues secondes où elle ne m'offrit que son profil et le balancement de ses pendentifs qu'elle tripotait machinalement elle se tourna vers moi et tout en me dévisageant comme si j'étais soudain devenu son ennemi et même son ennemi personnel elle me demanda si par hasard j'avais déjà publié un livre ou quelque chose comme ça et je me sentis rougir et je lui avouai que non et ses traits se détendirent et elle eut un petit sourire comme si tout s'éclairait à présent pour elle et rentrait heureusement dans l'ordre et il n'y avait pas à chercher plus loin, elle comprenait tout à coup d'où je parlais et l'insignifiance de ma situation signait forcément l'insignifiance de mes propos et elle me dit comme je m'y attendais déjà que c'était facile et confortable de s'en prendre à ceux qui faisaient des choses car eux au moins s'y risquaient et essayaient de les faire bouger et j'avais plein d'arguments à lui opposer mais dans le fond j'étais d'accord avec elle et je me tus et presque aussitôt elle me dit d'une voix d'où ne dépassait pas un mot qu'elle préférait la compagnie de quelqu'un de plus talentueux et agréable et je la comprenais, lui dis-je, tandis qu'elle tournait les talons en cliquetant des oreilles et de loin je levai ma coupe à sa santé et j'étais furieux contre moi-même et heureusement que nous n'étions pas mariés et il faut croire que notre sort pourrait toujours être pire et depuis tout petit n'était-ce pas ce que l'on m'avait toujours répété pour me faire tenir tranquille et, à cet instant, rien ne m'apparut plus absurde et même toxique et mortifère que de rester encore et toujours sage comme une image, comme on dit.

[Lu dimanche 28 septembre 2008, dans l'édition Allia, p. 50-53]

 

Cela n'avait évidemment rien à voir avec moi mais la coïncidence était extravagante et sur l'instant je ne pus m'empêcher de songer que c'était peut-être son mari qu'elle retrouvait à travers mon nom et je lui dis en riant qu'elle ne s'avise jamais de m'amputer de mon goire comme si je savais déjà que nous allions nous revoir et, à propos de son mari, elle me demanda si j'avais vu le film de leur rocambolesque mariage à Las Vegas et je lui avouai que j'en avais seulement entendu parler, oui, cette histoire d'invité mystère et de Margaux m'avait en définitive tenu à l'écart de son travail et pendant toutes ces années j'avais délibérément ignoré sa réputation et même constamment fait l'impasse sur son nom et définitivement agi comme si rien de ce qu'elle pouvait photographier ou exposer ou écrire n'était en mesure de m'apprendre quoi que ce soit sur elle que je ne sache déjà que trop et de toute manière l'art contemporain, comme on dit, ne me disait rien et, en tous les cas, rien qui vaille, comme aucun autre milieu d'ailleurs, et cela tenait très certainement à mon ignorance en la matière, fis-je l'effort de préciser en emplissant de nouveau nos deux verres de vin rouge et si j'espérais la provoquer j'en fus pour mes frais, comme on dit, car elle ne parut nullement se formaliser de mes propos et, au contraire, j'avais l'impression que mon attitude lui convenait et même lui plaisait et un ami m'avait seulement dit qu'il y avait une scène dans son film où elle et son mari se filmaient mutuellement tout en jouant au jeu de la vérité ou quelque chose comme cela et à un moment elle faisait un geste, je ne savais plus lequel, elle baissait sa caméra et s'arrêtait de filmer je crois et c'était tout à coup comme si elle déposait les armes et proposait la paix comme personne n'ose jamais la proposer et, au contraire, cherche toujours à imposer la sienne, que ce soit dans un couple ou ailleurs, et c'était atroce, m'avait dit cet ami qui avait lui-même des problèmes avec sa femme, parce que son mari refusait alors de se rendre, il continuait de filmer et il s'agrippait à sa caméra et se réfugiait derrière elle comme s'il ne pouvait ou ne voulait ou refusait de voir qu'elle avait fait l'effort de sortir de sa tour et pris le risque de se montrer à découvert et d'agiter devant lui un mouchoir blanc et cet ami m'avait dit qu'il comprenait et même partageait ce qui se passait dans la tête de son mari mais qu'il avait follement espéré à cet instant que celui-ci tente quelque chose et ne la laisse pas dans cet état ni ne se laisse lui-même dans cet état et en définitive cela se passait très mal avec sa femme et il m'avait dit que c'était la scène d'amour la plus minuscule et la plus tragique et finalement la plus radicale qu'il eût jamais vue au cinéma, pour la première fois on pouvait voir sur un écran l'impossible demande des femmes et l'impossible acquiescement des hommes et cette fatalité qui les sépare et que nous savons tous et qui nous reste comme une détresse sur les bras et, pardon, je parlais beaucoup trop et de toute manière je n'avais pas vu son film et je n'aimais d'ailleurs pas beaucoup le cinéma et elle était en train d'allumer une cigarette et elle me dit qu'elle aimerait beaucoup rencontrer cet ami et tout à coup je m'aperçus qu'elle avait les yeux au bord des larmes ou les larmes au bord des yeux, je ne sais plus comment on dit, et cette émotion était totalement inattendue et elle ne cherchait pas à la dissimuler ni à me l'imposer, c'était là, comme une sorte de chagrin immense et nu et simple et j'attendis seulement que cela passe, je savais qu'il n'y avait pas de mot à cet instant et je n'en cherchais même pas et elle tira quelques bouffées sur sa cigarette et but une gorgée de vin, puis brusquement elle se tourna vers moi et m'adressa un sourire éclatant qui était â cet instant comme l'invention déchirée d'elle-même et d'une voix légère et joyeuse elle me demanda si j'avais le projet d'écrire de nouveau et je lui dis qu'une astrologue m'avait prédit il y avait des années de cela que j'écrirais un jour un livre et qu'il aurait du succès et que je n'écrirais plus rien ensuite. Elle-même avait un projet avec une astrologue et préparait une grande exposition et elle avait plein d'histoires à raconter toutes plus insensées et désopilantes et désespérées et extravagantes les unes que les autres et extravagant était son mot et j'avais l'impression que cela faisait des siècles que je n'avais parlé aussi simplement et librement avec une femme, comme si nous parlions le même langage et qu'il était sans entrave, c'est cela, absolument sans entrave et comme nourri de tellement de défaites éprouvées et traversées et surmontées et retournées en historiettes qu'il ne s'agissait plus que d'en faire miroiter les facettes pour nous sentir vivants et de temps en temps mon regard s'attardait sur ses épaules et ses seins et ses lèvres et elle s'en rendait compte et elle ne cessait de me sourire et il y avait quelque chose de talmudique dans son sourire et j'avais envie d'écarter son agaçante frange qui me rappelait désagréablement mes sous-pulls à col roulé pour découvrir enfin son front et qu'apparaisse en pleine lumière son visage rendu à lui-même et elle me dit qu'elle m'invitait évidemment pour son prochain anniversaire, elle aurait cinquante ans alors et elle avait dit cela le plus sereinement du monde, sans la moindre gêne ni minauder, mais aussitôt je sentis quelque chose se pincer en moi et comme une ombre minuscule se glisser dans ce qu'il y avait d'ensoleillé à cet instant entre nous, cinquante ans, elle avait dit cinquante ans, ce n'était pas possible, pas une seconde je n'avais fait attention à son âge ni ne l'avais remarqué, il s'agissait bien de cela et c'était ridicule, elle n'avait pas cinquante ans, cela ne voulait rien dire cinquante ans, j'en avais bien quarante-trois et elle paraissait tellement légère et gracieuse et d'une certaine manière enfantine et ce n'était pas son âge, d'un seul coup cela m'apparut, ce n'était pas son âge aujourd'hui et dans cette soirée qui m'effondrait, non, mais ce qu'il signifiait soudain d'affreux et d'insupportable et de scandaleux pour l'avenir, oui, dans cinq ans elle aurait cinquante-cinq ans et puis soixante et cette vision m'apparut irrémédiable et insurmontable comme si j'entrevoyais pour la première fois ma propre décrépitude et m'en approchais à toute vitesse et tout en lui disant joyeusement que je viendrais avec plaisir à son anniversaire je sentis que quelque chose en moi cherchait à tout prix à fermer les yeux et ne voulait plus rien voir ni savoir de la cruauté de l'existence et sans me le dire je sus en un clin d'oeil qu'une autre petite phrase venait de se venger de celle qui des années auparavant m'avait ouvert d'immenses perspectives et offert sur un plateau l'espérance et l'innocence de l'avenir et le temps

[Lu mercredi 1er octobre 2008, dans l'édition Allia, p. 86-88]