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Michèle Bernstein

 

 

Michèle Bernstein est née à Paris le 28 avril 1932, rencontre en 1952 Guy Debord qui est son époux de 1954 à 1972.

 

 

Tous les chevaux du roi (1960)

Partie I

Chapitre 1

C'est un plaisir, une fois fatiguée et un peu ivre, que de trouver un grand lit blanc et d'y dormir avec le garçon qu'on aime. D'ailleurs, c'était encore une chose qui nous avait été chantée par la petite fille en question. Nous étions heureux et fortement amoureux. Amoureux de nous, amoureux de Carole, amoureux d'une façon un peu vague, et en vérité c'était l'heure.

—Tu es content ? demandai-je à Gilles. Il fit oui de la tête, et me mit un bras autour du cou. Moi aussi, j'étais contente.

—Tu l'aimes ? ai-je ajouté.

J'eus la même réponse positive. C'était normal. Car enfin, si Gilles n'avait plus aimé les mêmes filles que moi, cela eût introduit entre nous un élément de séparation.

[Lu la 17324e journée, vendredi 2 février 2018, dans l'édition Allia, 2004, p. 19]

 

Partie II

Chapitre 10

HÉLÈNE, qui avait appris la plupart des arts d'agrément, était naturellement ennuyeuse. Privée des obligations qui l'avaient jusqu'alors constituée chaque jour, elle ne savait pas se soutenir. Elle était peu douée pour l'amour. Ni pour aucune manière de passer son temps. Nous eûmes certainement des torts envers Hélène, mais comment savoir lesquels ?

Gilles et moi la sortîmes beaucoup pendant deux ou trois semaines. Notre trio qui, de l'extérieur, plaisait, manquait gravement de cette cohésion interne qui fait durer les liaisons, ou permet les amitiés. Dans ces frontières, rien n'avait l'air vrai.

Inconsciente de cette disgrâce, Hélène pourtant ne trouva jamais sa place. Elle compensa vainement sa gêne, et on ne sait quelle culpabilité, par un excès de politesses malvenu. Dans une Sibérie de mondanités, cette rivière glacée demandait chaque fois plusieurs heures de travail, et la débâcle était sans surprise. Tant d'efforts rendaient l'exploitation peu rentable.

Hélène avait été au centre d'un groupe, qui s'était défait. Sa présence en avait donné| l'équilibre, mais plus tard elle se trouva inutile comme un escalier d'honneur dans les ruines d'un château. Hélène n'avait pas changé, mais le changement de la perspective avait aboli sa fonction.

Nous cessâmes de la voir pour toutes ces raisons, et pour aucune, par tristesse. N'ayant rien à lui reprocher, je me refusai à l'affronter, et lui fis une mauvaise querelle par téléphone.

[Lu la 17333e journée, dimanche 11 février 2018, dans l'édition Allia, 2004, p. 110-111]

 

 

La Nuit (1961)

Chapitre 2

Geneviève, en l'accueillant, rougira fortement et, se passant une main sur la figure, se plaindra du temps trop chaud. Mais il aura été inutile qu'elle dissimule ainsi son émotion en le revoyant et qu'elle affecte tout l'après-midi un air de froideur et de réserve à son égard, puisque le soir même elle renouera brusquement avec lui leurs amours encore récentes, par des signes discrets mais certains de désir et de connivence. Touchée peut-être par les avances qu'il lui fera dès qu'ils seront seuls, avances d'autant plus pressantes qu'il paraîtra tout à fait sûr de sa disgrâce, et n'aura tenu à les faire si vite que pour en avoir au plus tôt le coeur nettement brisé. Ou seulement parce qu'elle voudra reprendre une certaine distance envers cette entente que Gilles et Carole auront établie entre eux seuls d'une façon chaque jour plus indiscutable depuis le début des vacances, depuis le début même de leur rencontre; entente dont elle n'aura jamais été exclue, du fait de l'attachement| de Gilles, et de l'attirance qu'elle-même aura toujours si évidemment exercée sur Carole, mais tout ce temps ayant passé sans qu'elle veuille suivre le courant qui paraissait les porter vers cette sorte de dépassement de leur problème, maintenant Carole manifestera qu'elle a oublié, ou fera semblant d'avoir oublié, ces possibilités non réalisées, s'occupera de Gilles comme s'il était seul, ce qui laissera Geneviève dériver lentement hors de leur vue, hors de leur monde. C'est pourquoi, donc, elle se laissera porter aux conséquences prévisibles de cette nouvelle rencontre, et puisqu'à seule fin de la revoir sans attendre Bertrand sera venu habiter non loin de là chez des amis de sa famille, à Cagnes, leur dira-t-il, elle appuiera aussitôt la proposition qu'il fera d'y descendre tous boire un verre le soir même, afin qu'ils ne se quittent pas encore, sans toutefois s'isoler ouvertement avec lui.

[Lu la 15743e journée, samedi 5 octobre 2013, dans l'édition Allia, 2013, p. 37-38]

 

Chapitre 5

devoir lui accorder. Il entrera, non pas dans ses projets définis, mais dans les possibilités qui composeront alors sa belle humeur attentive, d'assister — et non seulement d'assister mais aussi de participer — à l'écroulement d'une hiérarchie qui ne lui était pas favorable, d'un ordre amoureux qui la laissait en marge.

Une volonté commune, ou plutôt convergente, aura conduit Hélène à ressembler à Geneviève, Geneviève à ressembler à Hélène, par une espèce d'artifice qui leur permettra d'en avoir conscience avec encore plus de netteté. Elles seront habillées de robes presque pareilles, elles parleront d'une même voix chuchotante, et pour cela elles se plairont l'une à l'autre, et séduites par leur propre reflet, ou plus précisément au contraire par ce qui restera d'étranger et de personnel dans ce reflet factice, elles seront conduites à savoir jusqu'où, comment prolonger cette harmonieuse ressemblance, et, en quelque sorte, l'exploiter.

 

— Pourquoi? demande Carole.

— Tous les mots nous échappent, dit Gilles, ils sont retournés, jusqu'à devenir leur contraire, par une dégradation dans leur emploi social. Cela s'explique, mais pas facilement, pas sans le reste.

— Pas pour moi, dit Carole, pour moi l'aventure, c'est toujours la forêt.

— Brocéliande, dit Gilles.

— Le pays aventureux, dit Carole.

 

Carole n'avait jamais parlé bien franchement de Béatrice. Pourtant, elle aimait y faire allusion : c'était son secret, sa part de mystère, la preuve qu'elle avait, elle aussi, une vie tourmentée, un tempérament dangereux.| De toute façon, elle ne pouvait pas, même en y mettant une grande bonne volonté, mener une vie plus bohême et plus déréglée que sa propre famille, que sa mère irresponsable et que son peintre de beau-père toujours entre deux vins. Ou alors, il lui aurait fallu de grands vices, difficiles à simuler; Béatrice lui avait permis d'être scandaleuse, et elle en était tellement fière qu'aucune exhibition n'aurait pu être aussi insistante que ses perpétuels sous-entendus.

Il semblait à Gilles que les parents connaissaient fort bien cette situation, et que, soit indifférence, soit qu'ils considérassent Carole comme trop jeune encore pour que cela pût tirer à conséquence, ou bien parce qu'ils pensaient qu'une opposition absolue n'eût fait que la marquer définitivement, ils ne lui en tenaient pas grande rigueur.

Carole était donc très attachée à Béatrice; Gilles avait pu s'en assurer. Parce qu'elle avait besoin de s'opposer à l'ordre courant, et parce qu'elle avait besoin, aussi, de se laisser aimer et maltraiter. Jamais il ne l'avait incitée à s'expliquer clairement, il l'écoutait sans répondre, et Carole lui répétait toujours que son amie était jalouse de lui, fâchée des moments qu'ils passaient ensemble. Ce fut donc sans qu'il s'en mêlât le moins du monde, et pourtant à cause de lui, que la brouille prévisible arriva. C'était une histoire compliquée, et pleine de mauvaise foi : Carole avait donné à Gilles un tableau qu'elle avait peint; Béatrice aurait voulu le garder, disait-elle : ce n'était sans doute qu'un prétexte, ou bien elle s'était inquiétée, avec raison probablement, de voir Carole donner à un nouvel ami cette toile, qu'elle savait être ce qu'elle avait fait de plus réussi jusque-là.|

En racontant la dispute à Gilles, Carole exultait. Béatrice avait insisté, en avait fait une clause de rupture. En fin de compte, elle était partie, retournée Gilles ne savait où, sans doute dans sa famille. Mais elle avait fait part de ses griefs chez le peintre. Carole ne dit rien au sujet de sa mère, mais se plaignit, par contre, que François-Joseph eût cru les mensonges de Béatrice; ces mensonges, non définis, créaient une délicieuse familiarité entre elle et Gilles. Il se souvint alors de l'attitude du peintre, et supposa qu'il avait peut-être un intérêt sournois à protéger la vertu de Carole, même s'il avait toléré la présence et le rôle de Béatrice; et pourquoi, d'ailleurs, n'aurait-il pas considéré Béatrice comme le meilleur moyen que Carole reste, par ailleurs, sage et dépendante ? Mais peut-être, tout simplement, peu enclin à ce que Carole lui crée des soucis, voulait-il ignorer complètement sa conduite, en préférant seulement qu'elle ne se trouve pas, gosse comme elle était, en danger de se faire faire un enfant? Il ne savait pas.

En tout cas, le bulletin de victoire de Carole, cette rupture fièrement rapportée, c'était une façon de lui déclarer qu'elle était libre. C'était aussi, plus que le don du tableau, un geste vers Gilles, une avance. Il en fut content.

Plus haut dans la rue Mouffetard, Gilles et Carole ne parlent pas. Sans l'avoir dit ils savent l'un et l'autre où ils vont, où les mènent sûrement les détours de la région aventureuse de la Contrescarpe. Rester avec elle. Tous les châteaux du cinéma ne seraient pas trop solides pour s'arrêter enfin. Pour s'y enfermer. La garder.|C'est ainsi qu'elles se retrouveront, très vite, entremêlées et tellement serrées qu'elles ne pourront plus se voir, qu'elles sentiront seulement contre elles (chacune d'entre elles) un corps, une haleine, qui ne seront pas tellement différents, à tout prendre, d'un autre corps, généralement plus grand, plus dur et moins souple, mais les ressemblances joueront plus que les différences, parce qu'elles auront chacune pensé à le faire depuis un bon moment, une demi-heure, une heure peut-être, depuis que l'une des deux aura fait remarquer à quel point leur couple, leur assemblage, était harmonieux dans la glace, comme elles se ressemblaient (c'était facile, ayant pris soin de s'habiller d'une façon presque semblable), et aussi parce qu'ayant parlé de Bertrand, c'est-à-dire d'amour, depuis le début de la soirée, Hélène s'était sentie en rivalité, avait naturellement tenté de prendre la première place, l'importance la plus grande, reléguant Bertrand au rôle plus fade de camarade. La seule difficulté, c'est-à-dire le premier geste, si difficile qu'on pourrait croire que personne, jamais, ne l'oserait — parce que c'est à ce moment-là qu'interviennent le ridicule, l'indécence, et toutes sortes de refus insurmontables — le premier geste ayant été escamoté, oublié, et c'est dommage parce qu'ensuite c'est seulement ce geste qu'on voudrait pouvoir se rappeler, plus important que tout ce qui va suivre, ou, à cet endroit du récit où l'on essaie déjà de se rappeler quelle attitude, quelle parole s'est trouvée brusquement enchaînée, à savoir non pas pourquoi, mais comment, comme si tout un mouvement, toute une suite de gestes déterminants avaient été accélérés, escamotés au pire, tout ceci s'étant fait, il semblera, de soi-même, et sans que personne n'eût pris d'initiative, l'une et l'autre

[Lu les 15786e et 15789e journées, dimanche 17 et mercredi 20 novembre 2013, dans l'édition Allia, 2013, p. 98-100-101]

 

Chapitre 6

François-Joseph affectait, sur son propre compte, une lucidité qui, loin de lui valoir l'estime de ses interlocuteurs, les mettait mal à l'aise. En fait, peut-être croyait-il, mais clandestinement, que son talent était réel, tout neuf, bon à découvrir : mais il jouait, depuis quelques années, à considérer la peinture comme un passe-temps.| Et s'il croyait qu'il avait vraiment eu quelque chose à dire par ce moyen d'expression (au centre de l'économie artistique de cette époque, quand il arrive à se vendre) il devait partager cette conviction secrète avec sa femme, une petite blonde triste, qui autrefois avait quitté pour lui un autre peintre, comme cela se pratique, qui était peut-être venue avec lui à ce moment-là parce qu'elle l'imaginait réussissant; mais peut-être aimait-elle plutôt ses grandes capacités d'échec.

[Lu la 15783e journée, jeudi 14 novembre 2013, dans l'édition Allia, 2013, p. 111-112]

 

Chapitre 7

Quoiqu'elle n'eût, pendant tout le repas, jamais donné signe qu'elle écoutait seulement ce qui se disait autour d'elle, qu'elle n'eût presque pas parlé en dehors des reprises du tête-à-tête trop vif qu'elle avait avec son beau-père et qui, loin de diminuer la portée de son silence, sa visible réprobation de l'atmosphère et de la compagnie, l'accentuaient, l'affirmaient insolemment, Geneviève avait pensé que la jeune fille ne pourrait pas lui résister longtemps si elle essayait, dans de bonnes conditions, de la faire parler; qu'il serait facile de retourner son insolence, de l'amener à être, sinon aimable, du moins intéressée, et soucieuse de plaire. Sans doute n'eût-elle pas fait de tels pronostics, devant la seule, froideur et cet air de veau que prennent facilement les jeunes filles bien élevées, mais l'insolence, l'agressivité même de Carole étaient des gages de succès.

[Lu la 15783e journée, mercredi 20 novembre 2013, dans l'édition Allia, 2013, p. 123]

 

Une complicité indiscutable s'était créée entre les deux filles, on voyait mieux maintenant qu'elles avaient presque le même âge, quelque chose les faisait rire, on ne savait pas quoi, et elles faisaient de terribles allusions aux dégâts qu'elles avaient, disaient-elles, causés dans la cuisine. Une certaine ressemblance apparaissait même entre elles, due sans doute au fait que — Gilles, habité, le remarqua tout de suite — Geneviève avait pris, assimilé, le ton et les gestes, le personnage de Carole. Il reconnut cette pratique de Geneviève, une facilité, qu'elle avait toujours eue, de se rendre semblable aux gens qui lui plaisaient; dont le résultat était généralement de provoquer une confiance (trompeuse, sans doute) et une estime due à la reconnaissance soudaine d'une soeur, à la surprise de voir quelqu'un faire les gestes, dire les mots que l'intéressée aurait dits elle-même, avec, pensa Gilles, l'évidente supériorité de n'y pas croire. Comme des insectes d'on ne sait quel pays exotique qui, pour rassurer et tromper l'adversaire, changent de couleur; comme des voyageurs d'autres planètes, quand ils viendront subjuguer la Terre, incognito, si l'on en croit les meilleurs experts de la science-fiction.

En se rasseyant à côté de lui, Geneviève lui glissa à l'oreille quelques mots enthousiastes sur la jeune fille : Gilles savait déjà qu'elle lui avait plu, car ce procédé ne prenait, ne pouvait fonctionner, que sur la base d'une certaine sympathie, ou du moins, d'une sorte d'attendrissement.

[Lu la 15784e journée, vendredi 15 novembre 2013, dans l'édition Allia, 2013, p. 124-125]