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Piotr Bednarski

 

 

Piotr Bednarski est né le 12 juillet 1934 à Horeszkowce en Pologne orientale .

 

Les neiges bleues (1996)

Le Sermon dur la montagne

Ma mère fut guérie aussi. Elle ne se lamentait plus sur les cendres, elle tombait de moins en moins souvent dans des méditations qui m'effrayaient; elle se mit même à sourire et à chantonner doucement Rébecca1. Et lorsqu'elle fut acceptée à l'hôpital, au poste pour lequel elle avait postulé avec insistance, la perte de la Bible sembla se dissoudre dans l'oubli.
Il s'avéra toutefois qu'il n'en était rien. Ma mère s'était tue, mais sans oublier, le ver du souvenir la rongeait sans répit. Moi seul j'avais oublié. Je sentis des remords : je m'étais trop facilement débarrassé du drame de ma mère, n'en gardant aucune trace, aucune cicatrice... Je compris alors comme jamais jusque-là qu'une blessure de l'âme s'apaise difficilement, que le temps ne guérit pas toujours ces blessures-là, et aussi que nul n'a le droit d'oublier les besoins du cœur de son prochain.

1. Chanson juive en polonais, très populaire en Pologne entre les deux guerres.

[Lu le jeudi 31 août 2023, dans l'édition Autrement, Le Livre de Poche 3447, p. 26]

 

La mission

Le cosmos entier, et chaque être en particulier, devait contenir au moins soixante pour cent de blanc et vingt pour cent de bleu, sans quoi la vie deviendrait un enfer. Le bolchevisme, c'était l'enfer car il n'était que rouge. Il n'était pas le feu, car il semait la froidure et la faim, c'était un cancer qui sans répit rongeait les gens, c'était la mort vêtue de rouge. Le bolchevisme était l'enfer car il étranglait la blancheur et piétinait le bleu. Mais la blancheur était immortelle, la blancheur était un souffle, elle donnait la vie, elle germait en chacun de nous. Déjà, elle avait vaincu le rouge bolchevique, il ne restait plus qu'à le décolorer. Le bolchevisme était mort le jour de sa création, et Staline n'était plus vivant. Il arpentait encore ce monde, il était encore au Kremlin car il lui fallait boire tout le sang innocent qu'il avait versé, siroter le rouge qu'il avait répandu. Et ses serviteurs, toute cette inquisition de cimetière, tous devaient faire de même...

[Lu le mardi 3 octobre 2023, dans l'édition Autrement, Le Livre de Poche 3447, p. 104]

 

Le cercueil

— Je suis mal, se plaignit Dourov et il huma une croûte de pain. Il coupa ensuite du pain et un oignon. Sers-toi, Petia (il se tourna de mon côté). C'est à cause de ta mère que je vais mal.
Je profitai de l'invitation sans dire mot. J'étais fier de ce que ma mère repoussât des gens tels que lui. Il fallait l'avouer, Dourov était un homme exceptionnellement beau et beaucoup de femmes le suivaient des yeux comme envoûtées. Mais il n'avait pas l'ombre d'une chance auprès de ma mère. Plus le temps passait, plus j'en étais convaincu.

— Ce n'est peut-être pas pour cette raison-là que tu sens un vide ? (Pépé posa sa question avec prudence et se mit comme à son habitude à enrouler les poils de sa | longue barbe autour de son index.) C'est peut-être ta conscience qui se réveille.

— Quelle conscience encore ? De quoi tu parles ?

— Combien de gens as-tu. tués ? Combien en as-tu martyrisés ?

— Tais-toi ! hurla Dourov. Ne te laisse pas trop aller !

— Ne crie pas. Ce n'est pas moi qui suis venu chez toi. Et puis, qu'est-ce que tu peux me faire ? Je suis trop vieux pour le goulag. Et quant à la mort, j'y aspire de toute façon.

— Bien, excuse-moi, murmura l'autre au bout d'un moment, comme après un combat intérieur. Mais ce n'est pas la conscience. C'est l'amour.

— Ton âme est souillée, et donc ton amour n'est pas pur. L'amour et la conscience sont frère et soeur.

— Alors, que dois-je faire ? J'aime sa mère !

— Mais as-tu un instant pensé à ce que tu représentes pour Beauté ? Est-ce qu'elle ne te craint pas ? Tout le monde ici a peur de toi:

— Et toi, est-ce 'que tu m'aimes bien ? Dis-moi la vérité, m'interpella soudain Dourov.

— Non, répondis-je après un long moment, les yeux fixés sur le cercueil et serrant un doigt du pépé dans ma main. Je ne t'aime pas.

[Lu le vendredi 6 octobre 2023, dans l'édition Autrement, Le Livre de Poche 3447, p. 129-130]

 

La chapka de zibeline

Je tranchai la corde avec un couteau de cuisine. Sorokine ne s'effondra pas, car les bouts de ses orteils | touchaient le plancher. Il chancela seulement, s'assit lourdement sur un banc et se mit à se masser la gorge et la nuque. Quand il revint à lui, il me regarda avec autant de reproche que de gratitude.
— C'est à cause de toi, finit-il par râler.
— Mais quel mal t'ai-je fait ?
— À cause de toi et de Tania. Je vous ai vus vous aimer. Alors, quand j'ai regardé ma propre vie, le désespoir m'a pris.
— Alors, pourquoi tu évites les gens ?
— Qui a besoin d'un bossu ? Dans le temps, j'aimais Natacha Koulikova, mais elle m'a ri au nez et s'est mariée avec un autre. Et aujourd'hui ce poème que tu n'arrêtes pas de répéter. Alors, quelque chose s'est cassé en moi.

[Lu le vendredi 6 octobre 2023, dans l'édition Autrement, Le Livre de Poche 3447, p. 136-137]

 

Une tombe à l'européenne

 Je sens que le terme approche. Et tu sais comment je le sens ? Parce que ma femme est devenue trop tendre, carrément angélique. C'est comme ça qu'elle est avant et après chaque grande saloperie. Et donc, ou bien elle a déjà | fait le nécessaire, ou bien elle est sur le point de me dénoncer.

— C'est pas sûr, tout de même, tentai-je de le consoler.

— Ce n'est pas une question que je pose, Petia, je pense à haute voix. J'ai peur des camps. Dans l'enfer, la souffrance ne purifie pas; au contraire, elle rend fou.

— Comment sais-tu tout ça ?

— Ce cimetière m'a aidé. Il guérit aussi bien les vivants que les morts. Si tu savais combien à présent j'ai envie de vivre!

J'ai prié pour que ton Dieu m'ôte la mémoire. Parce que avec un passé comme le mien tous les chemins sont fermés, celui de la joie comme celui des larmes... Mais bon, ça suffit. Rentre chez toi. Toi, tu as quelqu'un qui t'attend. Et moi, je vais encore regarder un peu le ciel.

Pas de doute, Chalamaïev était en train de devenir un bienheureux.

[Lu le samedi 7 octobre 2023, dans l'édition Autrement, Le Livre de Poche 3447, p. 159-160]

 

L'amour

Beauté raconta qu'il avait étudié à Paris où il avait rencontré beaucoup d'hommes célèbres. Mikhaïl Mikhaïlovitch s'intéressait à l'art. Il peignait à ses moments de liberté. La peinture était le sel de sa vie, tout le reste était accessoire. Il vivait dans un désordre artistique, et c'est en artiste qu'il fit sa déclaration à ma mère. Lors de la réunion hebdomadaire du personnel de l'hôpital, il demanda la parole — ce qu'il n'avait jamais fait auparavant — et déclara que Beauté allait devenir sa femme. Il annonça aussi la date de la cérémonie. Il s'approcha ensuite de ma mère, lui baisa la main et s'assit à ses côtés. Ma mère, surprise par cette déclaration, n'eut ni la force de se récrier, ni celle de dire que son accord n'était pas acquis. Certes, elle aimait bien Mikhaïl Mikhaïlovitch, ses façons d'être lui plaisaient, mais elle n'avait jamais regardé Hercen comme une femme regarderait l'homme en qui elle cherche une part de son destin. Cependant, une visite chez lui fit s'ouvrir en grand le coeur de ma mère. Était-ce dû aux tableaux dont la singulière beauté lui coupa le souffle, ou bien à l'aura poétique qui présida à leur entretien? Toujours est-il que Beauté constata que Mikhaïl Mikhaïlovitch était le prince charmant, celui dont elle avait rêvé depuis son enfance, et la déclaration fut définitivement acceptée.
Beauté s'épanouissait, une fois de plus, et rougissait à tout bout de champ comme une gamine.

[Lu le lundi 9 octobre 2023, dans l'édition Autrement, Le Livre de Poche 3447, p. 177]

 

 

Un Goût de sel

Tu es né pour mourir, mais entre les eux il te faut changer en toi des choses, t'améliorer, et en même temps un peu améliorer le monde - tu es né pour ça. Nous ne naissons pas pour la mort seulement, mais contre elle et pour la contrarier, pour s'amender, pour ne pas mourir tout entier. Traite chaque jour comme le premier jour, et essaie de ne jamais te sentir vieux.

[Lu le samedi 2 septembre 2023, https://www.plathey.net/livres/russe_europe_centrale/bednarski.html, p. 10 des Editions Autrement Littératures]

 

Tu pars dans le vaste monde, fiston, pour aller du monde oriental vers le monde occidental, du royaume du mal vers le royaume d'un mal différent. Ne crains rien, mais fais attention à ceux qui ont des yeux de plomb. Ce sont des démons. Pars, vogue à la recherche de ta Toison d'or. Tu vas, toi aussi, lutter contre Dieu. C'est dans la nature de l'homme. Tu dois Lui reprocher tout, jusqu'au caillou qui dans ta chaussure te blesse le pied. Souviens-toi, tu es fait de la même matière que Lui. Ne te laisse jamais intimider. La Toison d'or est cachée en toi-même. Tu vas la trouver, tu vas t'étonner au point d'en faire le chef-d'oeuvre dont tu rêves. J'approuve ton voeu, j'admire ton audace et je te bénis.

[Lu le samedi 2 septembre 2023, https://www.plathey.net/livres/russe_europe_centrale/bednarski.html, p. 17 des Editions Autrement Littératures]