Milan Kundera

   

Né en 1929 à Brno en Tchécoslovaquie

 

"La plaisanterie"

Première partie: "Ludvik"

Troisième chapitre

Je l'ai remarqué et j'ai ressenti une bouffée de chaleur, plaisir de constater qu'il me désirait, et qu'il me désirait d'autant plus que je lui rappelais que j'étais mariée, comme ça je devenais plus inaccessible, on désire toujours, par-dessus tout, l'inaccessible, avec avidité, je buvais cette tristesse de ses traits et à cet instant j'ai compris qu'il était amoureux de moi.

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Septième partie: "Ludvik, Helena, Jaroslav"

Septième chapitre

Il est des gens qui proclament leur amour de l'humanité et d'autres leur objectent, à juste titre, qu'on ne peut aimer qu'au singulier, des individus; je suis d'accord et j'ajoute que ce qui vaut pour l'amour vaut aussi pour la haine. L'homme, cette créature qui aspire à l'équilibre, compense le poids du mal qu'on lui a jeté sur le dos par le poids de sa haine. Mais essayez de concentrer la haine sur la pure abstraction des principes, l'injustice, le fanatisme, la barbarie, ou bien, si vous allez jusqu'à penser que le principe même de l'homme est détestable, essayez de haïr l'humanité! Des haines comme celles-là sont beaucoup trop surhumaines et c'est ainsi que l'homme, s'il veut soulager sa colère (dont il sait les forces limitées), finit par ne la concentrer que sur un individu.

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"Le livre du rire et de l'oubli"

Troisième partie: "Les anges"

Troisième chapitre

J'ai noirci dix pages où je dépeignais son caractère et où je décrivais son passé (dont j'étais suffisamment informé) et son avenir. J'ai travaillé à mon œuvre pendant toute une semaine et j'ai eu des consultations détaillées avec R. Avec un horoscope, on peut en effet magnifiquement influencer, voire diriger, le comportement des gens. On peut leur recommander certains actes, les prévenir contre d'autres et les amener à l'humilité en leur faisant connaître leurs futures catastrophes.

Quand j'ai revu R. un peu plus tard, nous avons bien ri. Elle affirmait que le rédacteur en chef était devenu meilleur depuis qu'il avait lu son horoscope. Il criait moins. Il commençait à se méfier de sa propre sévérité contre laquelle l'horoscope le mettait en garde, il faisait grand cas de cette parcelle de bonté dont il était capable et, dans son regard, qu'il fixait souvent dans le vide, on pouvait reconnaître la tristesse d'un homme qui sait que les étoiles ne lui promettent désormais que souffrance.

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Cinquième partie: "Litost"

Chapitre "Qu'est-ce que la litost?"

La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte.

Parmi les remèdes habituels contre notre propre misère, il y a l'amour. Car celui qui est absolument aimé ne peut être misérable. Toutes ces défaillances sont rachetées par le regard magique de l'amour sous lequel même une nage maladroite, la tête dressée au-dessus de la surface, peut devenir charmante.

L'absolu de l'amour est en réalité un désir d'identité absolue: il faut que la femme que nous aimons nage aussi lentement que nous, il faut qu'elle n'ait pas de passé qui lui appartienne en propre et dont elle pourrait se souvenir avec bonheur. Mais dès que l'illusion de l'identité absolue est brisée (la jeune fille se souvient avec bonheur de son passé ou bien elle nage vite), l'amour devient une source permanente du grand tourment que nous appelons litost.

Qui possède une profonde expérience de la commune imperfection de l'homme est relativement à l'abri de chocs de la litost. Le spectacle de sa propre misère lui est une chose banale et sans intérêt. La litost est donc propre à l'âge de l'inexpérience. C'est l'un des ornements de la jeunesse.

La litost fonctionne comme un moteur à deux temps. Au tourment succède le désir de vengeance. Le but de la vengeance est d'obtenir que le partenaire se montre pareillement misérable. L'homme ne sait pas nager, mais la femme giflée pleure. Ils peuvent donc se sentir égaux et persévérer dans leur amour.

Comme la vengeance ne peut jamais révéler son véritable motif (l'étudiant ne peut pas avouer à la jeune fille qu'il l'a frappée parce qu'elle nage plus vite que lui), elle doit invoquer de fausses raisons. La litost ne peut donc jamais se passer d'une pathétique hypocrisie: le jeune homme proclame qu'il est fou de terreur parce que son amie risque de se noyer, l'enfant joue sans fin une fausse note, simulant une irrémédiable absence de talent.

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Chapitre "Christine est changée en reine par Goethe"

L'étudiant expliqua que la femme du boucher était en réalité une provinciale tout à fait ordinaire et c'était justement ce qui l'attirait tellement.

"Comme je vous comprends, dit Goethe. Ce sont précisément ces détails-là, une toilette mal choisie, un léger défaut de la denture, une exquise médiocrité d'âme, qui font qu'une femme est vivante et vraie. Les femmes des affiches ou des magazines de mode, que presque toutes les femmes essaient aujourd'hui d'imiter, manquent de charme, parce qu'elles sont irréelles, parce qu'elles ne sont qu'une somme d'instructions abstraites. Elles sont nées d'une machine cybernétique, et non pas d'un corps humain! Mon ami, je vous le garantis, votre provinciale est bien la femme qu'il faut à un poète et je vous en félicite!"

Ensuite, il se pencha sur la page de titre, il prit son stylo et il se mit à écrire. Il couvrit toute la page, il écrivit avec enthousiasme, fut presque en transes et son visage irradia l'éclat de l'amour et de la compréhension.

L'étudiant reprit le livre et rougit de fierté. Ce que Goethe avait écrit à une inconnue était beau et triste, nostalgique et sensuel, sage et enjoué, et l'étudiant était certain que jamais encore d'aussi belles paroles n'avaient adressées à une femme. Il songe à Christine et la désire infiniment. Sur ses vêtements ridicules, la poésie a jeté un manteau tissé des mots les plus sublimes. Elle en a fait une reine.

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Sixième partie: "Les anges"

Chapitre 11

Une fillette d'à peine neuf ans s'avança en traînant les pieds. Elle avait une charmante frimousse et le ventre coquettement bombé comme les vierges des tableaux gothiques. Elle regarda Tamina sans intérêt particulier, avec le regard d'une femme qui est consciente de sa beauté et veut la souligner par une ostensible indifférence pour tout ce qui n'est pas elle.

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Chapitre 23

Pourquoi ces enfants sont-ils si méchants?

Voyons! ils ne sont pas méchants du tout. Au contraire, ils ont bon cœur et ne cessent de se donner mutuellement des preuves de leur amitié. Aucun ne veut Tamina pour lui seul. On entend à chaque instant leurs regarde, regarde. Tamina est captive dans l'enchevêtrement des filets, les ficelles lui déchirent la peau et les enfants se montrent son sang, ses larmes et ses rictus de douleur. Ils se l'offrent généreusement l'un à l'autre. Elle est devenue le ciment de leur fraternité.

Son malheur, ce n'est pas que les enfants soient méchants, mais de s'être trouvée au-delà de la frontière de leur monde. L'homme ne se révolte pas parce qu'on tue des veaux aux abattoirs. Le veau est hors la loi de même que Tamina est hors la loi pour les enfants.

Si quelqu'un est plein d'une haine amère, c'est Tamina, pas les enfants. Leur envie de faire du mal est une envie positive et gaie et on peut à juste titre l'appeler la joie. S'ils veulent faire du mal à celui qui se trouve au-delà de la frontière de leur monde, c'est uniquement pour exalter leur propre monde et sa loi.

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"L'immortalité"

Troisième partie: "La lutte"

Chapitre: "Les sœurs"

La petite Laura se cachait derrière un buisson et attendait le retour de sa sœur; elle voulait voir le baiser qu'ils échangeaient, puis suivre Agnès quand celle-ci remontait seule vers la porte de la maison. Elle attendait le moment où Agnès se retournerait pour lancer son bras en l'air. Dans ce mouvement était magiquement enclose, pour la fillette, la vaporeuse idée de l'amour dont elle ne savait rien et qui, pour elle, resterait à jamais liée à l'image d'une charmante et tendre sœur aînée.

Quand Agnès surprit Laura en train d'imiter ce geste pour saluer ses petites camarades, elle le trouva déplaisant et décida, comme nous le savons, de prendre désormais congé de ses amis sobrement, sans démonstrations. Cette brève histoire d'un geste nous permet de discerner le mécanisme qui régissait les rapports entre les deux sœurs: la cadette imitait l'aînée, tendait les mains vers elle, mais celle-ci lui échappait toujours au dernier moment.

Reçue bachelière, Agnès alla poursuivre ses études à Paris. Laura lui en voulut de cet abandon des paysages qu'elles avaient aimés toutes deux, mais elle aussi vint s'inscrire à Paris après son baccalauréat. Agnès se consacrait aux mathématiques. Quand ses études furent terminées, tout le monde lui prédit une brillante carrière scientifique, mais au lieu de continuer ses recherches Agnès épousa Paul et accepta un poste banal, quoique bien rémunéré, sans aucune perspective de gloire. Laura en fut chagrinée et décida, une fois entrée au conservatoire, de réparer l'insuccès de sa sœur et de devenir célèbre à sa place.

Un jour, Agnès lui présenta Paul. A l'instant même de leur rencontre, Laura entendit quelqu'un d'invisible lui dire: "Voilà un homme! Le vrai. Le seul. Il n'en est pas d'autre au monde." Qui était l'invisible parleur? Peut-être Agnès elle-même? Oui. C'est elle qui indiquait le chemin à sa sœur cadette, tout en le lui barrant.

Très aimables envers Laura, Agnès et Paul s'occupaient d'elle avec tant de sollicitude qu'elle se sentait chez elle à Paris comme autrefois dans sa ville natale. A rester ainsi dans l'ambiance familiale, elle éprouvait un bonheur qui n'allait pas sans quelque mélancolie: le seul homme qu'elle pouvait aimer était en même temps le seul qui lui fût interdit. Quand elle partageait la vie des époux, les états de félicité alternaient avec les crises de chagrin. Elle se taisait, son regard se perdait dans le vide, alors qu'Agnès lui prenait les mains en disant: "Qu'as-tu, Laura? Qu'as-tu, ma petite sœur?" Parfois, dans la même situation et avec la même émotion, c'est Paul qui lui prenait les mains, et tous les trois se plongeaient dans un bain voluptueux, fait des sentiments mêlés: fraternels et amoureux, compatissants et sensuels.

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Chapitre: "L'addition et la soustraction"

Tel est l'étrange paradoxe dont sont victimes tous ceux qui recourent à la méthode additive pour cultiver leur moi: ils s'efforcent d'additionner pour créer un moi inimitablement unique, mais devenant en même temps les propagandistes de ces attributs additionnés, ils font tout pour qu'un maximum de gens leur ressemblent; et alors l'unicité de leur moi (si laborieusement conquise) s'évanouit aussitôt.

On peut donc se demander pourquoi l'homme qui aime une chatte (ou un Mussolini) ne se contente pas de son amour mais veut de surcroît l'imposer aux autres. Essayons de répondre en nous rappelant cette jeune femme du sauna qui, avec combativité, affirmait sa prédilection pour les douches froides. Voilà comment elle a réussi à se distinguer d'un seul coup d'une moitié du genre humain, celle qui préfère les douches chaudes. Le malheur, c'est que l'autre moitié de l'humanité lui ressemblait d'autant plus. Ah, comme c'est triste! Beaucoup de gens, peu d'idées, et comment faire pour nous différencier les uns des autres? La jeune inconnue ne connaissait qu'un seul moyen pour surmonter le désavantage de sa ressemblance avec les foules innombrables de zélateurs de la douche froide: il lui fallait lancer son apostrophe ("j'adore les douches froides!") dès le seuil du sauna, avec toute son énergie, pour que les millions d'autres femmes qui aiment la douche froide apparaissent soudain comme de misérables imitatrices. En d'autres termes: si nous voulons que l'amour (innocemment insignifiant) des douches devienne un attribut de notre moi, il nous faut porter à la connaissance du monde entier notre intention de nous battre pour cet amour.

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Quatrième partie: "Homo sentimentalis"

Chapitre 8

Le sentiment, par définition, surgit en nous à notre insu et souvent à notre corps défendant. Dès que nous voulons l'éprouver (dès que nous décidons de l'éprouver, comme Don Quichotte a décidé d'aimer Dulcinée), le sentiment n'est plus sentiment mais imitation de sentiment, son exhibition. Ce qu'on appelle couramment hystérie. C'est pourquoi l'homo sentimentalis (autrement dit, celui qui a érigé le sentiment en valeur) est en réalité identique à l'homo hystericus.

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Cinquième partie: "Le hasard"

Chapitre 14

Plus faible que les autres, elle subissait des offenses continuelles. Quand le mal s'abat sur l'un, celui-ci le répercute sur les autres. C'est ce qu'on appelle dispute, bagarre, vengeance. Mais le faible n'a pas la force de répercuter le mal qui s'abat sur lui, sa propre faiblesse l'humilie et le mortifie, devant elle il reste absolument sans défense. Il n'a plus qu'à détruire sa faiblesse en se détruisant lui-même. Et c'est ainsi que la fille s'est mise à rêver sa propre mort.

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"La lenteur"

Chapitre 31

Le cameraman voit sous ses yeux se transformer complètement le corps de sa maîtresse: ce corps, qui jusqu'alors se donnait à lui avec simplicité et rapidement, s'élève devant lui comme une statue grecque dressée sur un socle haut de vent maîtres. Il est fou de désir et c'est un désir étrange qui ne se manifeste pas sensuellement, mais qui remplit sa tête et seulement sa tête, le désir en tant que fascination cérébrale, idée fixe, folie mystique, la certitude que ce corps-ci, et aucun autre, est destiné à combler sa vie, toute sa vie.

Elle sent cette fascination, ce dévouement coller à sa peau, et une vague de froideur lui monte à la tête. Elle en est elle-même surprise, elle n'a jamais connu une vague pareille. C'est une vague de froideur comme il y a des vagues de passion, de chaleur ou de colère. Car cette froideur est vraiment une passion; comme si le dévouement absolu du cameraman et le refus absolu de Berck étaient deux faces de la même malédiction contre laquelle elle se rebiffe; comme si la rebuffade de Berck voulait la rejeter dans les bras de son amant ordinaire et que la seule parade contre cette rebuffade fût la haine absolue de cet amant. Voilà la raison pour laquelle elle le refuse avec une telle rage et désire le transformer en souris, cette souris en araignée, et cette araignée en une mouche dévorée par une autre araignée.

 

 

 

 

 

 

 

 

La tendresse est la frayeur de l'âge adulte.